186.
Cassandre Katzenberg ouvre les yeux d’un coup puis s’exclame :
— Nous avons fait le chemin à l’envers !
— Ça y est, la Belle au Bois dormant est de retour, ironise Esméralda.
— Qu’est-ce qu’elle a dit, la Princesse ?
— Je crois qu’elle parlait d’un chemin à l’envers, dit Fetnat. Je ne vois pas du tout de quoi elle voulait parler.
Le marabout lui tend un verre d’eau, qu’elle avale d’un trait. Sa gueule de bois a laissé des traces, sa gorge est sèche et son front douloureux. Mais elle se sent pleine d’une énergie qui ne demande qu’à déborder.
— Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il fallait faire le contraire. Plutôt que de partir du présent et d’avancer vers les feuilles du futur, je vous propose un autre exercice : établissons des fruits, des avenirs lointains qui nous semblent idéaux. Ensuite, regardons quel chemin il faut prendre ou créer pour les rejoindre.
— Comment ça ?
— Inventons chacun à tour de rôle une société idéale, prenons-la comme objectif et regardons comment bâtir les étapes intermédiaires pour l’atteindre. De la « rétro-futurologie », en quelque sorte. Il faudra inventer le mot.
Ce sera mon apport au dictionnaire.
— Subtil, admet Kim. Elle a raison. « Imaginer un futur lointain idéal et après découvrir les étapes intermédiaires pour le rejoindre. » C’est génial ! Bravo, Princesse.
Alors, à tour de rôle, tout en mangeant et en buvant, ils décrivent des visions de paradis possibles.
Kim Ye Bin imagine que tous les humains sont en permanence connectés aux autres, comme les fourmis.
Esméralda, poursuivant dans cette voie, imagine un monde où les rapports amoureux sont libres, sans la moindre notion de possession.
— Que plus jamais on ne dise « ma femme », « mon mari », « ma maîtresse », « mes enfants » ou « mes parents ». Et encore moins « mes employés », « mes électeurs ». Je verrais un futur où personne n’appartiendrait à personne et où personne ne serait obligé d’aimer qui que ce soit. La notion d’amour ne serait ni obligatoire ni contractuelle. Les gens s’approcheraient librement les uns des autres et se sépareraient de même.
Tous approuvent.
Charles de Vézelay imagine un monde sans peur du futur, sans peur tout court.
— On saurait tous ce qui va se passer et on ne ferait que profiter de l’instant présent avec une idée de pure jouissance.
— Toujours tes chansons maya ?
— Parfaitement. Mon monde futur idéal, je le vois avec des gens qui, débarrassés de l’angoisse de l’avenir, ne font que rechercher les plaisirs immédiats et sont éduqués pour les apprécier en pleine conscience.
Charles de Vézelay continue, emporté par l’enthousiasme.
— On aurait accès à toutes les informations sans chercher. On saurait avec quel partenaire on doit vivre. On saurait quel métier on doit faire. Quel endroit élire pour une existence idéale. On serait en parfaite harmonie avec tout, dénué de toute volonté d’accumulation ou de pouvoir.
— J’aime bien ces nouveaux concepts, reconnaît Orlando Van de Putte. Il faudrait qu’on renonce à l’angoisse matérielle du toujours plus. On devrait renoncer à la croissance, non seulement démographique, mais aussi économique et financière, pour la remplacer par l’harmonie.
— Harmonie avec la nature, avec les animaux, avec la planète, avec les robots, avec les autres êtres humains, ajoute Fetnat Wade.
— Avec nous-mêmes, complète Cassandre.
— Justement, Princesse. Toi, tu le vois comment le fruit du futur idéal ?
L’adolescente s’offre un temps de réflexion.
— Je vois des gens vivant 1300 ans sans le moindre stress et ayant la capacité, au-delà des ordinateurs implantés dans leur cerveau dont parle Kim, de maîtriser leurs pensées pour se mettre en empathie avec n’importe qui, n’importe quoi, n’importe où. Pas seulement les êtres humains. Tout. Ce ne serait même plus un changement matériel, ce serait une aptitude à retrouver notre, comment dire…
« Innocence de nouveau-né ? »
« Capacité d’être plus qu’un cerveau et un corps ? »
« Un esprit emprisonné dans de la peau. »
— … cette petite chose que m’ont offerte mes parents, malgré moi, et que je pourrais baptiser « conscience élargie » ou mieux « conscience illimitée ». Dès lors, nous ne négocions plus avec les animaux, la planète ou les générations suivantes, car nous « sommes » déjà tout ça.
Un long silence suit.
— Je vois aussi, dans l’éducation des enfants du futur, quelque chose d’assez proche de ce que j’ai moi-même expérimenté : la libération du cerveau droit de l’emprise du cerveau gauche.
Cette fois, le silence s’éternise.
C’est Esméralda qui exprime enfin ce que tous sont en train de penser :
— Bon, là, je crois qu’à force de nous chauffer les uns les autres, nous sommes allés un peu trop loin. Il faut peut-être redescendre sur le plancher des vaches. Pour ma part, tout ça m’a donné mal à la tête et je commence à avoir faim.
— Je vais réchauffer le waterzooï, propose Orlando. Juste une question, monsieur Charles, vous voulez dormir ici ce soir ?
— Pourquoi pas ? C’est proposé si gentiment. C’est un peu comme si j’étais en vacances dans un autre pays.
— Le pays de la puanteur ?
— Non, celui des doux rêveurs.
— Dans ce cas, suivez-moi, je vais vous montrer comment on dort chez nous. On va vous installer un sac de couchage dans la remise des conserves.
Alors que tous ont regagné leur hutte personnelle, la jeune fille aux grands yeux gris retourne dans celle du Ministère Officieux de la Prospective.
Elle contemple l’Arbre des Possibles matérialisé sur l’écran.
Ainsi, mon rêve est devenu réalité.
Elle observe les feuilles avec leurs scénarios d’avenir. Certains futurs possibles lui semblent plutôt irréalistes, mais elle se dit que, de toute façon, cela se décantera au fur et à mesure de la croissance de l’arbre. Les mauvais scénarios de futurs tomberont d’eux-mêmes. Comme des feuilles privées de lumière.
« Et si on se greffait des ailes dans le dos pour voler comme les oiseaux. »
« Et si on construisait des villes au fond des océans. »
« Et si les hommes disparaissaient et qu’il n’y ait plus que des femmes sur Terre. »
« Et si toute l’humanité se convertissait à une unique religion et passait son temps à faire des prières. »
« Et si une maladie terrible, un virus, une grippe, décimait toute la population sauf une dizaine d’individus. »
Cassandre Katzenberg se souvient de tous les livres de science-fiction qu’elle a ingurgités dans sa prime jeunesse. Tout cela a préparé son cerveau à cette gymnastique de projection. Elle apprécie. Elle s’amuse. Elle a l’impression que son esprit a été conçu pour cette activité.
Elle observe l’Arbre des Possibles.
Une centaine de feuilles l’habillent déjà de « et si », et une dizaine de fruits d’un « futur idéal à atteindre. »